Chapitre 8
À mon réveil, je pris conscience que j’avais quelques heures à tuer et de l’argent à dépenser. C’était une situation inédite pour moi. Motivée par cette pensée, je courus à l’étage pour prendre une nouvelle douche – j’en avais déjà pris une en rentrant – puis je m’habillai. Ces derniers temps, je m’en tenais aux douches, car les bains s’étaient révélés légèrement dangereux.
Après une agréable petite virée au centre commercial, je regardai ma montre et vis avec stupéfaction qu’il était plus de 18 heures. Mon Dieu, comme le temps passait vite quand je m’adonnais à une activité normale ! N’ayant plus le temps de repasser à la maison pour donner une excuse bidon à ma mère à propos de ce soir, je décidai de l’appeler. Je mentis – une fois de plus –, prétextant que j’étais tombée sur une amie, que nous allions voir un film et qu’ensuite nous irions au restaurant. J’espérais que la mission de ce soir ne prendrait pas trop de temps. Pour une fois, ce serait agréable de passer une soirée de week-end à la maison.
Je me dépêchai pour être le moins en retard possible. Je sautai du pick-up dès que j’arrivai à la grotte, et j’emportai mes emplettes avec moi. Il ne manquerait plus que quelqu’un s’attaque au camion et me les vole ; c’était possible, après tout, même dans ces bois perdus.
Le temps que je parcoure en sprintant le dernier kilomètre jusqu’à l’entrée de la grotte, j’étais presque à bout de souffle.
Bones attendait près de l’entrée, la mine renfrognée.
— T’as bien pris ton temps, à ce que je vois. Mais comme j’imagine que tous ces sacs sont pour moi, je te pardonne. Au moins j’ai pas besoin de te demander où tu étais.
Oups. Tout à coup, je me dis qu’arriver les bras chargés de cadeaux achetés avec son argent sans rien avoir pour lui risquait de paraître malpoli. Pour masquer ma bourde, je redressai les épaules en feignant d’être vexée.
— Il se trouve que j’ai quelque chose pour toi. Tiens. C’est pour... euh, tes douleurs musculaires.
Je lui tendis l’appareil de massage que j’avais acheté pour mon grand-père, comprenant trop tard la bêtise de mon geste. Les vampires n’avaient pas de douleurs musculaires.
Il regarda la boîte avec intérêt.
— Tiens, tiens. Cinq vitesses. Massage chauffant. Action profonde et pénétrante. T’es sûre que c’est pas plutôt pour toi ?
Il haussa un sourcil, comme pour souligner son allusion, qui n’avait rien de thérapeutique.
Je lui repris brutalement le paquet des mains.
— Si tu n’en veux pas, dis-le franchement. Ce n’est pas la peine d’être vulgaire.
Bones me lança un regard entendu.
— Garde-le et donne-le à ton grand-père, comme tu l’avais prévu. Bon sang, tu ne sais vraiment pas mentir ! Je me demande comment tu te débrouilles pour justifier tous tes bleus !
Déjà exaspérée, je le considérai avec un regard dur.
— On peut passer aux choses sérieuses ? Les détails pour ce soir, par exemple ?
— Ah, ça. (Nous entrâmes dans les entrailles de la grotte.) Voyons, le type a plus de deux cents ans, il a les cheveux bruns, mais il change de couleur de temps en temps. Il parle avec un accent et il est très rapide quand il se bat. La bonne nouvelle, c’est que tu peux garder ta petite culotte. Rien qu’en te voyant, il sera sous le charme. Des questions ?
— Il s’appelle comment ?
— Il te donnera probablement un faux nom, comme la plupart des vampires, mais son vrai nom est Crispin. En attendant que tu sois prête, je vais regarder la télé.
Bones me laissa seule dans mon vestiaire de fortune, et je fouillai dans la dizaine de tenues de mauvais goût qu’il m’avait achetées avant de choisir une robe dos-nu qui m’arrivait presque aux genoux. C’était encore trop moulant à mon goût, mais au moins mes seins et mes fesses n’étaient pas à l’air.
Une heure plus tard, après m’être coiffée, maquillée et avoir enfilé mes bottes à talons hauts, j’étais prête. Bones était affalé dans son vieux fauteuil et regardait avec passion la chaîne juridique. C’était sa préférée. Je ne sais pas pourquoi, mais voir un assassin prendre autant de plaisir devant ce genre d’émissions me dérangeait. Il disait souvent que les victimes avaient moitié moins de droits que les accusés.
— Navrée de te déranger, mais je suis prête. On a des choses à faire, tu te rappelles...
Il leva les yeux vers moi d’un air vaguement dépité.
— C’est le meilleur moment. Ils vont annoncer le verdict.
— Oh, pitié ! Tu t’inquiètes du verdict pour une affaire de meurtre alors que tu t’apprêtes à en commettre un ! Tu ne vois rien d’ironique là-dedans ?
Tout à coup, il fut devant moi. Il avait bondi de son fauteuil plus vite qu’un serpent à sonnette en position d’attaque.
— Si, tu as raison, mon chou. Allons-y.
— On ne part pas chacun de son côté ?
Nous ne faisions jamais la route ensemble, pour éviter que les gens ne fassent le rapprochement entre nous.
Il haussa les épaules.
— Crois-moi, sans mon aide, tu ne trouverais jamais la route. C’est une boîte d’un autre genre, très particulière. Viens, ne faisons pas attendre ton cavalier.
Une boîte d’un autre genre. Ce n’était rien de le dire. Elle était éloignée des routes principales, au bout d’un chemin de campagne sinueux qui ne devait pas voir passer beaucoup de voitures. La boîte elle-même était située dans un entrepôt industriel insonorisé.
Vu de l’extérieur, c’était un simple bâtiment ouvrier. Le parking était à l’arrière. On ne pouvait y accéder que par une route étroite, entre de grands arbres qui servaient de clôture naturelle.
— C’est quoi, cet endroit ?
J’écarquillai les yeux avant même que nous n’arrivions à la porte. Les gens faisaient la queue à l’entrée. Bones leur passa devant en m’entraînant derrière lui pour arriver jusqu’à la femme qui se tenait devant la porte et qui devait faire office de videur. Elle était aussi grande et large d’épaules qu’un pilier de rugby ; son visage aurait pu être beau s’il avait été moins masculin.
— Trixie, comment ça va ? lui lança Bones.
Elle dut se baisser pour lui rendre son baiser sur la joue.
— Ça fait un bail, Bones. Paraît que t’avais quitté la région.
Il sourit et elle en fit autant, dévoilant des incisives en or. La classe.
— Ne crois pas tout ce qu’on raconte. C’est comme ça que naissent les rumeurs.
Nous entrâmes dans la boîte, à la grande consternation des gens qui faisaient la queue. L’intérieur était sombre. Des rayons de lumière tamisée éclairaient le plafond par intermittence, et je compris sur-le-champ en quoi cette boîte était « différente ».
Il y avait des vampires partout.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? dis-je avec agressivité.
J’avais prononcé ces mots dans un murmure, car beaucoup des « choses » présentes dans la salle avaient une ouïe excellente.
D’un geste nonchalant de la main, il me montra la salle.
— Ça, ma belle, c’est une boîte de vampires. Elle n’a pas vraiment de nom, mais les gens du coin l’ont surnommée « le club Morsure ». On y trouve toutes sortes de créatures qui viennent s’amuser tranquillement sans avoir à cacher leur vraie nature. Tiens, là-bas, tu peux voir des fantômes assis au bar.
Je tournai les yeux vers l’endroit qu’il m’indiquait. Il y avait bien trois hommes transparents, assis (enfin, si l’on peut dire) sur des tabourets, ressemblant à s’y méprendre à des clients de la série Cheers[4]. Enfin, version revenants. L’énergie qui émanait de tous ces êtres non humains me faisait l’effet d’une décharge électrique.
— Mon Dieu... ils sont si nombreux...
Ils étaient en effet au moins deux cents.
— Et dire que je pensais que le monde entier comptait moins de vampires que ça..., dis-je, incrédule.
— Chaton, dit patiemment Bones, environ cinq pour cent de la population est composée de morts-vivants. Nous sommes présents dans tous les États, dans tous les pays, et ce depuis très longtemps. Bon, j’admets qu’il y a certaines régions qui nous attirent plus que d’autres. L’Ohio en est une. Je t’ai déjà dit qu’ici la frontière qui sépare le naturel du paranormal est plus mince, et toute la région dégage comme une faible charge électrique. Les plus jeunes adorent cette sensation. Ils trouvent ça revigorant.
— Tu es en train de me dire que l’Ohio est... un nid de vampires ?
Il acquiesça.
— Ne te crois pas spécialement malchanceuse. Il y en a des dizaines d’autres aux quatre coins du globe.
Je sentis quelque chose me frôler et mon radar s’affola tandis que je tendais le cou pour voir qui, ou quoi, était passé près de moi.
— Qu’est-ce que c’était ? murmurai-je, forcée de coller ma bouche contre son oreille pour me faire entendre.
Ils étaient peut-être immortels, mais ils faisaient un boucan à réveiller les morts.
— Quoi ?
Il regarda du côté que je lui indiquais avec mes yeux.
— Ça, répondis-je avec impatience. Cette... chose. Je sais que ce n’est pas un vampire, mais ça n’est pas non plus un humain. C’est quoi ?
La chose en question était de sexe masculin, quoique je ne puisse en être totalement sûre, et elle avait l’apparence d’un humain, mais pas tout à fait.
— Oh, lui. C’est une goule. Un mangeur de chair. Tu sais, comme dans La Nuit des morts-vivants, sauf qu’en réalité ceux de son espèce marchent normalement et ne sont pas aussi moches que dans le film.
Un mangeur de chair. Je sentis mon estomac se soulever rien qu’en y pensant.
— Tiens. (Il fit un signe en direction du bar. Il y avait une place libre à côté des fantômes – ou fallait-il les appeler déficients vitaux, pour faire plus politiquement correct ?) Attends là, prends un verre. Le type arrivera bientôt.
— T’es dingue ? (Mon cerveau n’était pas assez rapide pour faire le compte de toutes les raisons valables de ne pas faire ce qu’il me demandait.) Cet endroit grouille de monstres ! Je ne veux pas finir comme amuse-gueule !
Il rit doucement.
— Fais-moi confiance, Chaton. Tu as vu tous les gens normaux qui attendent dehors ? C’est un endroit spécial, comme je te l’ai dit. Ce sont surtout des vampires et des goules qui viennent, mais il y a aussi des humains. Ça fait partie de l’attrait de la boîte. Les humains qui viennent ici sont soigneusement sélectionnés, sinon ils n’auraient jamais entendu parler de cet endroit. Ils viennent frayer avec les morts-vivants, et même se faire sucer un peu de sang. Crois-moi, il y en a qui prennent leur pied avec ça. On se croirait dans Dracula, non ? Mais l’étiquette est très stricte. Aucune violence n’est admise dans la boîte, et le sang doit être donné en toute connaissance de cause. Je ne suis pas sûr que les boîtes humaines puissent en dire autant.
Une fois sa tirade terminée, il se fondit dans la foule, ne me laissant d’autre choix que de m’asseoir à l’endroit qu’il m’avait désigné et d’attendre ma victime. Comment étais-je censée le repérer dans cet environnement ? C’était un mélange parfait entre Les Contes de la crypte et La Fièvre du samedi soir.
Le barman, un vampire, me demanda ce qui me ferait plaisir.
— M’en aller, répondis-je sèchement avant de me rendre compte de mon impolitesse. Euh, désolée... mmm... vous avez du gin tonic ? Vous savez... pour les gens normaux ?
Il ne manquait plus qu’il me serve un Spritzer assaisonné à la chair humaine, ou un Bloody Mary du genre de ceux qu’on devait servir ici, et ma soirée serait parfaite.
Le barman éclata de rire, dévoilant une dentition où ne pointait pas l’ombre d’un croc.
— C’est la première fois que tu viens, chérie ? Ne te fais pas de souci, tu n’as rien à craindre. À moins que tu partes avec quelqu’un, bien sûr. Là, tu ne pourras plus compter que sur toi-même.
Très réconfortant. Après avoir écouté le barman me certifier que mon verre ne contenait que les ingrédients d’un gin tonic classique – il me montra les bouteilles pour apaiser mes soupçons –, je le vidai d’un trait, comme s’il s’était agi d’une potion magique capable de faire disparaître cet endroit. Ce cocktail était délicieux, je n’en avais même jamais goûté d’aussi bon. Le barman, qui s’appelait Logan, sourit lorsque je le complimentai à ce sujet et m’informa, en me servant un autre verre, qu’au bout de cent ans de pratique, on commençait à prendre le coup de main.
— Tu es barman depuis cent ans ? (J’avalai une nouvelle gorgée en le regardant, les yeux écarquillés.) Mais, pourquoi ?
Il haussa les épaules avec désinvolture.
— J’aime bien ce boulot. Ça me permet de rencontrer plein de gens, de beaucoup discuter et de ne pas avoir à réfléchir. Tu connais beaucoup d’emplois qui offrent les mêmes avantages ?
Il avait marqué un point. Très peu de boulots rentraient dans cette catégorie. À commencer par le mien.
— Et toi, jeune fille, qu’est-ce que tu fais ? me demanda-t-il poliment.
Je tue des vampires.
— Je... euh... je vais encore à l’école. À la fac, je veux dire.
La nervosité me faisait bafouiller. J’étais en train de discuter de la pluie et du beau temps avec un vampire dans une boîte remplie de créatures contre nature. À quel moment ma vie avait-elle dérapé ?
— Ah, la fac. Travaille dur, c’est la clé de la réussite.
Sur ce conseil, il m’adressa de nouveau un bref sourire puis il se tourna pour prendre la commande d’une goule assise de l’autre côté du comptoir. C’était vraiment très étrange.
— Salut, ma mignonne !
Je me retournai et je vis deux jeunes hommes qui me souriaient de manière amicale. À leur allure et à leurs battements de coeur, je compris qu’ils étaient humains. Ouf, quel soulagement.
— Salut, ça va ?
Je me sentais comme un voyageur en pays étranger qui rencontre tout à coup un inconnu originaire de la même ville que lui, et je ressentais une joie démesurée face à ces gens qui avaient un pouls. Ils s’assirent près de moi, un de chaque côté de mon tabouret.
— Tu t’appelles comment ? poursuivit celui qui m’avait abordée. Lui c’est Martin (il me montra le brun au sourire de petit garçon), et moi, Ralphie.
— Je m’appelle Cat.
Je leur serrai la main en souriant. Ils regardèrent mon verre avec intérêt.
— Tu bois quoi ?
— Gin tonic.
Ralphie mesurait environ un mètre soixante-dix, comme moi, ce qui n’était pas grand pour un homme, et il avait un sourire agréable.
— Un autre verre pour la demoiselle ! cria-t-il d’un air important à Logan, qui acquiesça et me resservit.
— Merci pour l’invitation, les gars, mais, en fait... j’attends quelqu’un.
Même si j’appréciais le fait d’avoir des gens de mon espèce autour de moi, j’avais quand même une mission à mener à bien, et ils ne feraient que me gêner dans mon travail.
Ils gémirent tous deux d’une manière théâtrale.
— Allez, juste un verre ! C’est dur d’être les seuls de la boîte à respirer normalement, il faut qu’on se serre les coudes !
La supplication était tellement en accord avec mes propres pensées que je me laissai convaincre en souriant.
— Va pour un verre, mais pas plus, d’accord ? Qu’est-ce que vous faites ici, au fait ?
Ils avaient tous les deux l’air d’avoir mon âge, et ils semblaient bien trop innocents.
— Oh, on aime bien venir ici, c’est excitant.
Martin hocha la tête comme un oiseau en regardant Ralphie faire signe à Logan de remplir de nouveau mon verre.
— Oui, excitant au point de risquer de vous faire tuer, les avertis-je.
Alors qu’il s’apprêtait à régler mon gin tonic, Martin fit tomber son portefeuille et je me baissai pour l’aider à le ramasser. Ils avaient l’air beaucoup trop naïfs. En gloussant, Ralphie me tendit mon verre avec un geste cérémonieux.
— Et toi, tu es bien venue dans cette boîte, non ? Ne me dis pas que tu ne comprends pas.
— Tu n’as pas envie de savoir pourquoi je suis là, marmonnai-je, m’adressant plus à moi-même qu’à eux.
Je levai mon verre et leur adressai un petit salut.
— Merci pour le gin. Maintenant, vous feriez mieux d’y aller.
— Tu ne le finis pas ? demanda Ralphie d’une voix déçue, presque enfantine.
Je m’apprêtais à lui répondre lorsqu’une voix familière se fit entendre.
— Barrez-vous, petits branleurs.
Bones se dressait derrière eux d’un air menaçant. Ils lui jetèrent un regard effrayé, puis déguerpirent. Il se glissa sur le siège voisin du mien après en avoir délogé son occupant. Ce dernier s’en alla sans rien dire. Je me dis que cela devait arriver souvent.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Et si notre client arrivait ?
J’avais murmuré ces mots sur un ton vif tout en évitant de le regarder, au cas où quelqu’un nous aurait observés.
Il se contenta d’émettre son petit rire habituel et me tendit la main.
— Je ne me suis pas présenté. Je m’appelle Crispin.
J’ignorai la main qu’il me tendait et lui murmurai furieusement du coin de la bouche :
— Je ne trouve pas ça drôle.
— Tu ne veux pas me serrer la main, hein ? Ce n’est pas poli. Ta maman ne te l’a jamais dit ?
— T’as fini, oui ? (Je n’étais plus seulement en colère, j’étais enragée.) Arrête tes âneries ! J’ai une mission à accomplir. Le vrai Crispin va arriver d’une minute à l’autre et ton petit manège va tout faire rater.
Parfois, son toupet dépassait les bornes.
— Mais je dis la vérité, mon chou. Je m’appelle vraiment Crispin. Crispin Phillip Arthur Russell, troisième du nom. Cette dernière partie sort tout droit de l’imagination de ma mère, car elle n’avait aucune idée de l’identité de mon père. Mais elle s’est dit que ce « troisième du nom » me donnerait un peu de dignité. La pauvre femme, elle n’a jamais voulu voir les choses en face.
Avec une anxiété croissante, je compris qu’il ne plaisantait pas.
— C’est toi, Crispin ? Toi ? Mais, ton nom...
— Je te l’ai dit, m’interrompit-il. La plupart d’entre nous changent de nom une fois transformés. Crispin était mon nom humain, comme je te l’ai dit. Je ne l’utilise plus guère, car l’homme qu’il désigne est mort depuis longtemps. Lorsque Ian m’a transformé, il m’a enterré dans le cimetière des Aborigènes pour que j’y attende ma renaissance. Pendant des siècles, ils avaient enterré leurs morts au même endroit, pas trop profond. Lorsque j’ouvris les yeux pour la première fois en tant que vampire, tout ce que je réussis à voir, c’étaient des os. Je sus que c’était ce que j’étais, car c’est d’un ossuaire que je suis sorti. Je suis alors devenu Bones[5], et tout cela en une nuit.
L’image était obsédante, mais je le questionnai de nouveau.
— Alors à quoi tu joues ? Tu veux que j’essaie de te tuer, c’est ça ?
Il rit avec indulgence.
— Bon Dieu, non. D’ailleurs, c’est de ta faute.
— De ma faute ? Qu’est-ce que je peux bien avoir à faire avec... (Je regardai autour de moi, incapable de trouver les mots adéquats.) tout ça ?
— Hier soir, quand tu pleurnichais sur ton sort, tu as dit que tu n’étais jamais allée en boîte juste pour t’amuser et danser. Eh bien c’est fait, mon chou. Ce soir, toi et moi allons boire et danser sans tuer qui que ce soit. Dis-toi que tu prends ta soirée. Tu seras Cat et je serai Crispin, et tu me renverras chez moi sans même un petit bisou comme tu l’aurais fait si c’était la première fois qu’on se rencontrait.
— Tout ça, c’était une ruse pour que je sorte avec toi ?
La mine renfrognée, je bus mon gin, cadeau des deux garçons humains qui avaient fui à toutes jambes après le regard noir que leur avait lancé Bones.
Ses yeux brillaient d’une lueur sombre et il fit de nouveau sa moue rusée habituelle.
— Je t’ai quand même dit de garder ta petite culotte, non ? Tu n’es même pas capable d’apprécier les petites faveurs que je te fais. Viens, ma belle, finis ton verre et allons danser. Je te promets que je me conduirai en parfait gentleman. Sauf si tu me demandes le contraire.
Je posai mon verre sur le comptoir.
— Désolée, Crispin, dis-je en insistant volontairement sur son prénom, mais je ne sais pas danser. Je n’ai jamais appris. Tu sais bien, l’absence de vie sociale, ce genre de trucs...
Il me regarda d’un air stupéfait.
— Tu n’as jamais dansé ? Ton dépuceleur ne t’a même pas emmenée en boîte ? Quel connard.
La moindre évocation de Danny était toujours aussi douloureuse pour moi.
— Non, je ne sais pas danser.
Il me lança un regard mesuré.
— Dans ce cas, c’est le moment d’apprendre.
Il me hissa sur mes pieds sans tenir compte de mes protestations et de mes vaines tentatives pour me libérer. Une fois noyés dans la foule des danseurs humains et non humains, il me fit tourner jusqu’à ce que je me retrouve le dos contre sa poitrine. Il avait passé l’un de ses bras autour de ma taille tandis que de son autre main il serrait toujours la mienne. Son corps était collé contre le mien, nos hanches se touchant de manière très intime.
— Je te jure que si tu tentes quoi que ce soit...
Ma menace se perdit dans la musique et le bruit qui nous entourait.
— Détends-toi, je ne vais pas te mordre.
Riant à sa propre blague, il commença à onduler en rythme, frottant ses hanches et ses épaules contre les miennes.
— Allez, c’est facile. Bouge comme moi, on va commencer lentement.
Sans autre choix que de danser ou de rester bêtement immobile sur la piste, je suivis la ligne de son corps et imitai ses mouvements. La pulsation de la musique semblait guider mon corps comme les fils d’une marionnette, et très vite je me mis à onduler contre lui de mon propre chef. Il avait raison, c’était facile. Et incroyablement sensuel. Je savais maintenant ce que ressentait un serpent se balançant aveuglément au son de la flûte du charmeur. Bones me fit virevolter pour que je me retrouve face à lui. Il tenait toujours ma main fermement, comme s’il craignait que je m’enfuie.
Il n’avait rien à craindre. Je ne m’y attendais pas, mais cela me plaisait beaucoup. Les lumières et les sons semblaient se fondre en une masse informe. Tous les corps qui nous frôlaient m’enivraient de leur énergie collective. C’était une sensation grisante : je laissais mon corps bouger à sa guise, guidé seulement par le rythme. Je levai les bras et laissai ma tête retomber en arrière pour mieux laisser cette sensation m’envahir. Bones glissa ses mains sur mes hanches en me serrant légèrement, et une idée espiègle me vint à l’esprit. Il m’avait fait du chantage, il m’avait battue et il m’avait fait endurer un entraînement incroyablement rigoureux. L’heure d’une vengeance bien méritée avait sonné.
Je posai mes mains à plat sur sa poitrine et vis ses yeux s’écarquiller. Je l’attirai vers moi jusqu’à ce que nos corps se touchent et que mes seins frôlent son torse. Puis je fis lentement onduler mes hanches contre les siennes, comme j’avais vu un autre danseur le faire.
Il resserra ses bras autour de moi et m’attira encore davantage contre lui, afin que nos corps s’épousent parfaitement. De sa main, il me redressa la tête, et je lui lançai un sourire arrogant.
— Tu avais raison, c’est facile. Et j’apprends vite.
Pour le provoquer, je maintenais mon corps enroulé autour du sien. Ce n’était pas du tout mon genre d’agir de la sorte, mais j’avais l’impression de n’être plus moi-même. Mes soucis n’étaient plus qu’un vague souvenir, pas même dignes d’être évoqués. La lumière faisait ressortir les creux profonds sous ses pommettes et les rendait encore plus proéminentes. Le désir que je lisais dans ses yeux aurait dû me faire prendre mes jambes à mon cou, mais cela ne faisait au contraire que me motiver davantage.
— Tu joues avec le feu, Chaton ?
Sa bouche effleura ma joue tandis qu’il me parlait directement à l’oreille pour se faire entendre malgré le vacarme. Je sentis ses lèvres contre ma peau ; elles étaient fraîches mais pas froides. Ma tête tournait, mes sens vacillaient, et en réponse je lui léchai le cou en un long mouvement de langue.
Un frisson le parcourut de la tête aux pieds. Bones me serrait de si près que son corps rentrait presque dans le mien. Il me saisit par les cheveux et me fit redresser la tête jusqu’à ce que nos yeux se croisent. Ce qui avait commencé comme un jeu était maintenant un défi ouvert, mais aussi une menace non dissimulée. À partir de maintenant, la moindre action aurait des répercussions, je le lisais clairement dans ses yeux. Tout cela aurait dû m’effrayer, mais mon cerveau semblait incapable de former la moindre pensée rationnelle. C’était un vampire, un tueur à gages, et il avait failli me tuer... mais rien ne comptait plus que la sensation de son corps contre le mien. Je passai ma langue sur mes lèvres et ne reculai pas. C’était tout l’encouragement dont il avait besoin.
Sa bouche s’abattit sur la mienne et ne trouva aucune résistance car j’avais gémi dès le premier contact. Cela faisait si longtemps, si longtemps que je n’avais pas embrassé quelqu’un sans faire semblant. La dernière fois que ça m’était arrivé, c’était avec Danny, et le vague désir que j’avais alors ressenti n’était rien comparé au fulgurant éclair de chaleur qui venait de m’envahir. Sa langue vint brièvement caresser mes lèvres avant de s’enrouler autour de la mienne et de s’enfoncer plus profondément dans ma bouche avec une sensualité impitoyable. Mon coeur battait si violemment que je savais qu’il pouvait en sentir la pulsation dans ma bouche alors que je lui rendais son baiser en le serrant plus fort encore contre moi et en enfonçant mes ongles dans son dos. Bones mit plus d’intensité dans son baiser et se mit à sucer ma langue. Tout mon corps commença à vibrer de désir. J’imitai son geste avec plus de force, prise d’une fringale érotique, et j’aspirai sa langue. Une partie de son corps était distinctement rigide alors qu’il frottait ses hanches contre les miennes avec vigueur, me causant une douleur presque insoutenable dans les reins.
Il ne recula que pour rabrouer quelqu’un qui nous avait bousculés du fait que nous nous étions arrêtés de danser. Je haletai en essayant de reprendre mon souffle. Mes jambes semblaient en caoutchouc et des lumières dansaient dans ma tête. Bones m’entraîna vers le bout de la salle jusqu’à ce que nous soyons hors de la piste de danse. Il nous avait fait marcher si vite que mes cheveux retombèrent soudain sur mon visage. Il les écarta pour m’embrasser de nouveau, et ce baiser était encore plus agréable que le précédent. Tout son corps semblait ramassé dans sa bouche inquisitrice. Il finit par se retirer mais n’alla pas loin.
— Chaton, tu as une décision à prendre. Soit on reste et on se tient bien, soit on part tout de suite, et là je te promets (il baissa la voix, et ses mots tombèrent contre mes lèvres) que si on s’en va, je ne me tiendrai pas bien du tout.
Sa bouche se referma une nouvelle fois sur la mienne et je répondis à ses lèvres et à sa langue expertes. Mon self-control était toujours aux abonnés absents et je passai les bras autour de son cou pour la simple raison que j’en voulais plus. Il avait le dos contre le mur, l’une de ses mains était plongée dans mes cheveux tandis que l’autre s’aventurait dangereusement plus bas, dans mon dos. Ses doigts pétrissaient ma chair à travers le tissu fin de ma robe. Il me serrait de si près que chacun de ses mouvements était une caresse. Après quelques minutes étourdissantes, il mit fin à son baiser pour murmurer dans mon oreille, haletant presque :
— Décide-toi maintenant, ma belle, parce que je ne vais pas pouvoir résister très longtemps à l’envie de choisir pour toi et de t’emmener.
La salle semblait floue, les lumières plus faibles, et il y avait un bruit étrange dans ma tête. Mais rien de tout cela ne me paraissait important, seul Bones comptait. Son corps était aussi dur et musclé que celui d’un cheval de course, et sa bouche sur la mienne me donnait envie de hurler de désir. Je sentais que toutes les parcelles de mon corps en demandaient davantage. Pour rien au monde je n’aurais voulu être autre part avec quelqu’un d’autre.
— Bones...
Je ne parvenais pas à mettre des mots sur mes désirs.
Soudain, je sentis son corps se raidir et il regarda par-dessus mon épaule, l’air tendu.
— Sacré nom de Dieu, qu’est-ce qu’il fait là ?
Son corps redevenait froid entre mes bras, et son visage se durcit. Il était comme pétrifié.
Déconcertée, je me tortillai pour regarder derrière moi.
— Quoi ? Qui est là ?
— Hennessey.